Le collaboratif est parfois (souvent ?) présenté comme prenant le contrepied de la hiérarchie. Et si, en réalité, c’était justement le contraire qui se produisait ?
Le titre de cet article vous semble un brin provocateur ? Voyons cela de plus près…
Après tout, d’aucuns avancent que le travail collaboratif aplanit les relations et met à mal ce bon vieux système vertical hérité des temps anciens et cher à tous les rétrogrades de la planète.
Prenons-nous part, ainsi, à un affrontement entre deux mondes : celui asservi chez George Orwell – « Il y a partout la même structure pyramidale, le même culte d’un chef semi-divin, le même système économique existant par et pour une guerre continuelle » (« 1984 », 2ème partie, chapitre 9, publié en 1949) – face aux individus qui, comme Garcin, affirment que « l’enfer c’est les autres » (« Huis clos », Jean-Paul Sartre, pièce rédigée en 1943) ? À moins qu’il ne s’agisse, pour ceux qui ne revendiquent pas trop la fibre littéraire – ou qui préfèrent le cinéma, ou aiment les deux – d’un combat entre Rocky Balboa qui se reconstruit au naturel et Ivan Drago dopé au credo politique et à la transformation industrielle ?
Le grand écart vous parait exagéré ? Bon, peut-être. Mais à quoi correspond donc ce collaboratif ? S’agit-il d’une réalité ou bien d’une illusion, toutes deux d’ailleurs augmentées – ou dégradées – par la révolution numérique ?
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1. Des avantages indiscutables
Le travail collaboratif est peut-être très tendance, mais il ne constitue pas une nouveauté. Les membres d’une équipe de gestion de crise ou d’un centre des opérations, par exemple, vous le confirmeront. Et ce n’est pas davantage l’apanage d’une génération ; en revanche, il est possible que chacune ait une perception et des attentes différentes. Dans tous les cas :
- le travail collaboratif rime avec l’intelligence collective. Se retrouve ici le fameux « on est plus intelligent à plusieurs », expression à la paternité fort revendiquée comme le démontre une simple recherche sur Internet ;
- le travail collaboratif se fonde sur le partage de l’information. Il apporte donc la connaissance. Ceci garantit une plus grande efficacité dans un meilleur rapport temps/qualité de production. Et assure chacun d’être acteur plutôt que figurant ;
- le travail collaboratif, également, permet d’optimiser le processus de prise de décision. En gagnant en fluidité, il devient ainsi possible de réduire la lourdeur d’un système exclusivement vertical dans lequel un dossier ne peut, semble-t-il, avancer (ou reculer, ou se perdre) qu’au coup par coup.
Mais procéder de la sorte ne signifie pas pour autant tout bouleverser, révolutionner ou encore effacer. D’autant que la démarche ne passe pas par un chemin aussi aisé qu’il y parait.
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2. Des enjeux difficiles à apprivoiser
Chaque médaille a son revers. Le travail collaboratif n’échappe pas à la règle. Certes, les progrès du numérique démultiplient les possibilités. Mais, ce faisant, ces avancées provoquent leurs effets pervers. Or leur totale maîtrise, malgré l’invocation récurrente de l’intelligence artificielle, n’est pas, à ce jour, garantie.
Pour qu’intelligence collective il y ait, pour que le processus collaboratif perdure et soit efficace, il est impératif que tous se mettent d’accord. Ceci passe, notamment, par le respect de la même méthodologie, l’utilisation (à l’identique) des mêmes outils, le maintien d’une même cadence. Or, admettons-le, rien n’est moins évident. Il ne manque pas de contre-exemples autour de nous comme dans des sphères plus élevées. En clair, il y a bras de fer entre une certaine liberté que d’aucuns revendiquent et une forme incontournable de contrainte laquelle prend de nombreux visages.
Un autre écueil porte sur l’information. Ou, plus exactement sur l’information pertinente. Sans aller jusqu’aux désormais célèbres fake news, où se cache-t-elle ? Mettre en commun l’ensemble des renseignements disponibles peut faire sens, mais jusqu’à quel point ? Comment s’y retrouver entre les boites aux lettres envahies de courriels de tous ordres, le flot continu de messages (SMS, chats, etc.), les dossiers partagés regorgeant de longs fichiers non traités (aiguille, meule de foin et toute cette sorte de chose…). Or, il faut bien faire le tri – donc lire – pour trouver, identifier et analyser les informations nécessaires au traitement d’un problème donné.
Et, au bout du compte, il faut décider. Certes, le processus de décision peut être l’affaire de tous, ce qui semble normal dans le cadre du travail collaboratif. Cependant, la prise de décision elle-même ne peut véritablement échoir qu’à un nombre limité de personnes. Voire à une seule. En effet, un chef, un dirigeant, un cadre s’avère vite indispensable – ne serait-ce que parce qu’il faut bien quelqu’un pour assumer la responsabilité – comme exposé au § 2 de l’article Diriger, manager, commander, etc.. Ce qui, bien entendu, réduit singulièrement la portée de la croyance qui veut que le travail collaboratif aboutit à la disparition de toute forme de hiérarchie et d’autorité.
Maintenant, ne nous y trompons surtout pas : les choses évoluent ! Même au sein de la verticalité. Oui, mais de laquelle parlons-nous ici ?
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3. Vers une verticalité 2.0
Il faut bien se rendre à l’évidence : la verticalité est toujours vivante. Bon, nous sommes de plus en plus attentifs à la nature et louons son équilibre, n’est-ce pas ? Il n’est donc pas incongru de reconnaître que si nous progressons dans certains domaines, ce n’est pas sans, mécaniquement, générer ou accentuer des contraintes.
Au tout premier rang, je placerai le facteur temps. Ou plutôt sa gestion. Cette dernière est devenue d’autant plus problématique que la digitalisation nous place en posture permanente d’immédiateté. Immédiateté que nous avons appelée de nos vœux. Qui plus est, elle a autant de visages, de dimensions, qu’il y a d’individus interagissant. Au bilan, nous l’espérons autant que nous la rejetons. Il s’agit donc de maîtriser cette fameuse gestion. Ce qui est rendu fort compliqué par le fait que nous revendiquons davantage de confort de vie. Sans une rigueur accrue, sans autodiscipline et… sans concessions, il sera difficile de la dominer.
Vient ensuite la question de la compréhension. Celle des autres. Parmi eux figurent ceux qui parlent la même langue, mais qui prononcent et écrivent des mots auxquels ils confèrent des sens différents. Car le rejet des règles combiné à une infobésité – pour reprendre le mot de Pascal Junghans – nous conduit tout droit à une véritable Tour de Babel doublée d’une charge cognitive difficilement supportable. Pour éviter l’indigestion fatale, il n’y a pas d’autre solution que d’acquérir ou réapprendre des règles proportionnelles à l’enjeu et de s’astreindre à les respecter. Ce qui conduit, à bien des égards, à nager à contre-courant.
Enfin se pose la question du chef. Je n’insisterai pas sur son caractère indispensable déjà évoqué au § 2. Mais, si je partage globalement le propos de Laurent Aldon « pas de rapport hiérarchique pendant les phases de travail collaboratif » (« Innovation pédagogique, serious gaming et game design », Amazon Italia Logistica, 2021, p. 37), je n’en pense pas moins que ledit rapport est nécessaire entre ces phases (vérification du cap, réorientation si nécessaire, prise de décision, etc.). En revanche, la tâche du dirigeant s’avère autrement plus compliquée que dans l’univers binaire qui prévalait jusqu’à là. Mais, dans ce contexte, si l’intéressé doit faire une partie du chemin dans la bonne direction – c’est-à-dire vers les autres – il appartient à ses interlocuteurs d’en faire autant vers lui.
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Vae soli / Malheur à celui qui va seul
Telle est la devise – ô combien souvent vérifiée – du CENTAC (centre d’entraînement au combat) créé en 1996. Quel que soit l’angle d’attaque, le travail collaboratif est incontournable. Seulement, il dispose de plus en plus de moyens. Et les individus également. Or, pour que celui-là fonctionne de manière satisfaisante, il faut bien que ceux-ci adoptent et acceptent des règles à la hauteur des moyens et de leur complexité.
Nous avons coutume de dire que les métiers de demain ne sont pas encore inventés. Il est donc probable que le collaboratif à vivre s’accompagnera de règles dont certaines ne sont pas davantage envisagées. Pour ne pas être dépassé avant même d’avoir commencé, pour garder la main et ne pas subir, il s’agit donc d’anticiper. Ceci passe par une vaste réflexion préalable doublée d’un processus de retour d’expérience permanent. Celui-ci permettra de faire évoluer et d’adapter de manière opportune les organisations, les méthodologies, et, même, les modes de vie. Et peut-être de regarder la réalité en face.
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