Quand l’intelligence artificielle vole à votre secours. Ou pas. Mais, dans tous les cas, cela a un coût.
« Le plus grand défaut de ce souverain [Louis X] était peut-être d’avoir l’esprit toujours requis par une autre question que celle en débat. Il était incapable de commander à son attention, ce qui constitue la pire inaptitude au pouvoir. » Maurice Druon, Les rois maudits – volume Les poisons de la couronne, Plon, 2002.
Introduction
Depuis plusieurs années, l’intelligence artificielle (IA) s’impose partout : dans les écrits comme à l’oral ; dans les salons et dans les conférences, etc. Aujourd’hui, elle est devenue un puissant moteur du marketing. L’une des récentes trouvailles est : « avec l’IA, n’ayez plus peur de la page blanche ».
En effet, l’intelligence artificielle se charge de tout : un blog à alimenter, l’IA ; un article ou un livre à rédiger, l’IA ; un projet à mener, l’IA. Alléchant n’est-ce pas ? Mais jusqu’à quel point ? A regarder de plus près, il y a matière à s’interroger sur le prix à payer. Et je ne parle pas ici d’argent, ou encore des problèmes rencontrés par Google et Gemini ou même par chatGPT. Je pense principalement aux conséquences sur nous-mêmes d’un recours excessif à l’intelligence artificielle qui se traduit par une véritable overdose d’IA. Car, au-delà d’une efficacité plus ou moins relative, il est permis de redouter qu’une utilisation abusive se fasse au détriment de soi ; voire de l’efficacité professionnelle si tel est l’enjeu.
1. Sauvé ?
« Les idées originales se fabriquent, elles ne se trouvent pas. » John Truby, L’anatomie du scénario, Michel Lafon, 2016
En cas de panne sèche, confrontés à l’omniprésente tyrannie des délais, face à la « page blanche » quelle qu’en soit sa nature et son objet, l’IA nous apparait indéniablement comme la bouée de sauvetage idéale. L’IA générative procure alors à son utilisateur le coup de pouce indispensable pour amorcer ou réamorcer la pompe. Voire le carburant qui continue de la faire fonctionner. Après tout, c’est si commode.
Or, interrogeons-nous. La part laissée à l’IA, ou prise par elle, va-t-elle effectivement libérer le cerveau pour d’autres tâches ? A l’inverse, ce dernier, dopé par une paresse allant naturellement croissant ne va-t-il pas plutôt, lentement mais surement, s’atrophier ?
Questions judicieuses car, de la même manière qu’il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne, il n’y a pas loin du lâcher prise à l’abandon de pouvoir. Tout cela pour, soi-disant, se concentrer sur l’essentiel, sur son cœur de métier ou… n’importe quelle autre formule de vente à la mode. Et négliger tous ces prétendus détails qui constituent pourtant le ciment indispensable à la finalisation de toute tâche.
2. L’IA c’est moi
« Even if you could [fill it with all my memories] it wouldn’t be me. » Person of Interest, season 3, episode 11, 2014
Mais ce que je viens d’évoquer ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Celle où l’intelligence artificielle effectue une partie du travail, mais où l’humain conserve une apparente maîtrise. Or, l’atrophie déjà citée à comparaitre au tribunal du bon sens ne va-t-elle pas paver la route de la régression ?
En effet, l’IA promue peu à peu au rang d’éminence grise, qu’adviendra-t-il de mes capacités mentales ? Quid de ma créativité et de mon imagination ? Serai-je encore capable de mener la moindre introspection ? D’ailleurs, en aurai-je même l’idée ? Serai-je, demain, en mesure de me confronter à mes faiblesses ? Pourrai-je espérer m’améliorer ?
Et puis, en quoi la production de l’IA me correspondra-t-elle ? Certes, d’aucuns m’expliquent que cette dernière assimilera mon style et mettra en ordre mes idées – si j’en ai toujours. Admettons. Mais jusqu’à quel point ? Ne risque-t-on pas de lire ou d’entendre des redites du même thème s’abimant dans un total manque d’imagination ?
3. Illusion totale
« Veuillez inscrire les qualités nécessaires. Nos IBM désigneront l’agent idéal. », film Notre homme Flint, 1966
Maintenant, poussons le raisonnement un peu plus loin et interrogeons-nous sur l’image que l’on risque de renvoyer à trop se reposer sur l’IA. Dans un contexte de relations personnelles, passé le stade de l’image faussement positive, nos amis comprendront vite d’où proviennent ces traits de génie. Au mieux, ils détourneront pudiquement les yeux ou entretiendront l’illusion. Au pire, ils s’en iront une fois pour toute, voire élucubreront sur notre réputation. Et ce même s’ils appliquent des méthodes similaires…
Dans un contexte professionnel, maintenant, les effets seront amplifiés. Il est facile d’imaginer un passage par plusieurs stades. Le premier se caractérisera par une production de qualité et dans les temps impartis. Viendra ensuite une période combinant accroissement des responsabilités, promotions… et jalousie. Et comme, dans le business, ralentir ou stagner riment avec régression, il s’agira, impérativement de poursuivre la marche en avant. Laquelle ne pourra pas se produire sans un recours accru à l’intelligence artificielle ; encore et encore. Pour aboutir à une nouvelle forme de travail à la chaîne.
Qui plus est, cette démarche débouchera, inexorablement, sur un paradoxe. En effet, nous appuyer de plus en plus sur l’IA et, simultanément, lui abandonner les rênes feront de celle-ci le véritable maître du projet. Or, à un certain point il sera bien difficile de continuer à passer pour la personne de la situation. Tout simplement parce que plus nous avancerons, moins nous connaitrons les détails, petits ou grands, et la logique profonde du dossier. Ainsi, non seulement nous nous serons laissés – volontairement – déposséder de la forme, mais, surtout, nous aurons perdu la connaissance et la compréhension du fond. Alors, le miroir se brisera et la roche tarpéienne sera plus proche que jamais.
Conclusion
« L’IA n’est pourtant qu’un outil informatique, à la main de l’Homme, créé par l’Homme et pour lui-même. » (Axel Cypel, Au coeur de l’intelligence artificielle, 2020). Certes, mais le risque de rendre cette affirmation caduque est réel, entre un cerveau en sous-régime et la prison temporelle que nous construisons chaque jour. D’ailleurs, intéressons-nous également aux propos récents et critiques de Yann Le Cun sur l’IA générative. Ou, dans un autre registre, revisionnons donc le film de Charlie Chaplin « Les temps modernes ».
Aussi, dans une approche aussi bien personnelle que professionnelle, il me parait judicieux de chercher à sortir de cette spirale. En s’interrogeant, bien évidemment, sur l’emploi de l’IA. Mais aussi en commençant à mieux maîtriser le temps. Et en évitant de se laisser déborder par l’automatisation en toutes choses.
Photo en en-tête :@2023olivierdouin. A Strasbourg, musée à côté de la cathédrale