La pandémie qui a touché la planète en 2020 a propulsé la question du télétravail sur le devant de la scène. Mais celui-ci est perçu de manières très différentes. Voici quelques considérations sur la question.
La COVID-19 a frappé durement en 2020. La pandémie s’est répandue partout. Elle a touché tous les secteurs et chacun d’entre nous, à un niveau ou à un autre. Et ce n’est pas fini. L’une des conséquences, et non des moindres, a été de recourir massivement au télétravail. Ceci constitue une sorte d’ironie dans la mesure où le sujet, sans être véritablement à l’ordre du jour, était régulièrement évoqué depuis quelques années.
Après plusieurs mois de pratique intensive, quel regard peut-on porter sur lui ? Le télétravail constitue-t-il le Graal que certains louent à l’envi ? Ou bien est-il une forme de malédiction ? Est-ce devenu la nouvelle forme de travail, ou bien doit-on en limiter l’usage autant que faire se peut ?
Il faut bien l’admettre : la réponse à cette question est tout sauf évidente. Asséner un « oui » ou un « non » bien ferme reviendrait à nier les avantages comme les inconvénients. Cela équivaudrait également à théoriser alors qu’il est impossible d’occulter les conséquences du contexte ou encore du milieu dans lequel évoluent les différents protagonistes. En fait, comme dans bon nombre de cas, tout est affaire de positionnement du curseur. Et ce en fonction des évènements.
Le télétravail est l’une des composantes du travail à distance. Or, ce dernier ne date pas d’hier. Cela vaut donc la peine de considérer ses principales caractéristiques dans “le monde d’avant”. Puis il sera utile de passer en revue quelques-unes des conséquences du « monde de pendant » : la pandémie est encore bien trop présente pour qu’il soit véritablement possible d’évoquer « le monde d’après ». Viendront, ensuite, quelques pensées qui, je l’espère, s’avèreront utiles et nourriront la réflexion.
1. Le télétravail dans “le monde d’avant”
Le travail à distance remonte à loin. Il a évolué avec l’informatisation puis la révolution numérique. Cette pratique présente des inconvénients qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais, a contrario, elle procure des avantages même si tous n’en perçoivent pas encore la portée.
1.1. Une vieille histoire
Oui, le travail à distance existe depuis bien longtemps. Dans le monde d’autrefois, bien avant l’arrivée en force de la bureautique et même de l’informatique, il correspond à une séparation physique temporaire répondant à un besoin particulier. En dehors de certains métiers – écrivain ou trader par exemple – il rime avec courte durée : quelques jours, voire quelques heures. Il revêt même, souvent, un caractère exceptionnel.
Le travail à distance offre bien des visages. Il s’entend à domicile, entre plusieurs sites professionnels ou encore à l’occasion de déplacements. La plupart du temps, il s’agit, par exemple, de remplir une mission donnée : finir un dossier, mener des recherches nécessitant des moyens particuliers, etc. Mais, ne serait-ce que par nécessité – organisationnelle et matérielle – le lien avec le local professionnel demeure prégnant.
La révolution numérique, cependant, sans redistribuer les cartes, contribue à modifier la donne. Le déploiement de l’informatique, la baisse du prix des ordinateurs personnels, l’apparition de suites bureautiques, l’avènement d’Internet, etc. offrent des perspectives nouvelles. Il est possible d’en faire plus, depuis très loin si nécessaire, et pendant beaucoup plus longtemps. Même si l’organisation du travail et les méthodes ne varient guère.
1.2. Des avis partagés
Or, il existe un obstacle : cette numérisation ne convient pas à tout le monde. Il en résulte une situation qui combine plusieurs contradictions. Les « patrons » souhaitent plus de productivité. Mais ils semblent peu enclins à lâcher la bride et à faire confiance. Les employés aspirent à plus de liberté et d’initiative. Mais ils se cabrent à l’idée de toute forme de contrôle.
Effectivement, le risque d’entrisme est l’un des arguments les plus entendus. Beaucoup ont imaginé alors une dérive digne de George Orwell et de son « 1984 ». Signant ainsi le crépuscule de toute liberté (laquelle ?), le chef allait se lever tous les matins avec l’idée d’imposer ses vues à ses collaborateurs et, plutôt que de faire son métier, tomber dans le micromanagement. Tendance, il est vrai, qui a pu en allécher certains.
Parallèlement croit une autre dérive, plus insidieuse, et pour cause : le risque de malentendus. Or, elle s’avère plus pernicieuse et plus difficile à contrer autrement qu’à l’occasion d’un bon face-à-face, car issue de plusieurs facteurs : l’accélération des échanges, leur multiplication, la perte d’un minimum de formalisme qui avait au moins le mérite de servir de garde-fou, la dilution de la hiérarchie, l’oubli du sens des mots, l’absence de synthèse dans certains cas, l’abus de synthèse dans d’autres, etc.
1.3. Des avantages certains
Mais, soyons clairs, les avantages ne manquent pas. Ils offrent, en effet, de nouvelles situations fort intéressantes à défaut d’être toujours bien maîtrisées. L’une d’entre elles, et non des moindres, est le sentiment de liberté que procure une marge de manœuvre élargie. Cette relative liberté d’action résulte tout simplement du choix du « où » et du « quand ». Charge à l’acteur, néanmoins, d’assumer ses décisions.
L’impact se vérifie également sur le plan budgétaire. Si l’on met de côté les économies de personnel – parfois (souvent ?) discutables – faites au nom de l’informatisation, un accroissement de productivité est au rendez-vous. Celui-ci s’accompagne des économies réalisées en évitant des déplacements ; ou grâce à la possibilité de travailler en déplacement, soit en accélérant l’avancement d’un dossier, soit en se penchant sur plusieurs simultanément.
Des marges de manœuvre accrues associées à une plus grande souplesse d’emploi octroient une meilleure réactivité. Celle-ci se vérifie sur le plan individuel, bien sûr, mais également au niveau collectif. Ainsi, une équipe de projet saura adapter l’agencement de ses tâches en fonction de l’avancement de chacun. Ou, par exemple, une entreprise pourra réagir en cas d’imprévu, en modifiant les priorités, sans perdre de vue les autres actions à mener.
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La révolution numérique est donc pleine de promesses. Elle est, cependant, survenue peut-être un peu trop rapidement en raison, notamment, de l’accélération brutale provoquée par l’arrivée de l’omniprésent téléphone dit intelligent. Or, cette accélération qui n’était pas encore digérée s’est conjuguée avec les effets de la pandémie de 2020.
2. Télétravail et pandémie
Avec la pandémie, la pratique du télétravail explose : chacun, désormais, est concerné. Qu’il s’agisse de travailler, d’étudier ou de communiquer, à titre professionnel ou personnel, les possibilités s’en trouvent décuplées. Mais les difficultés s’accroissent d’autant, ce qui donne à méditer sur le temps présent.
2.1. Pléthore d’outils
Après quelques balbutiements, tous, individus comme organismes, découvrent le grand nombre d’outils permettant le télétravail, les visioconférences, le travail collaboratif à distance. Mais :
- lesquels choisir ? Les offres ne manquent guère et les solutions évoluent à grande vitesse pour répondre à un besoin aussi pressent que nouveau. Besoin d’autant plus élargi que la frontière entre activité professionnelle et vie privée se rétrécit ;
- comment les maîtriser ? Si les fonctions de base de ces différentes applications sont assez similaires, la question se pose pour les fonctions plus avancées qui, par comparaison avec le monde d’avant, se révèlent autrement plus indispensables ;
- qu’en est-il de la sécurité ? Qu’il s’agisse de l’entreprise ou des données personnelles, ce chapitre, souvent négligé jusqu’alors, devient crucial alors que quasiment tout circule sur la toile.
2.2. Productivité et contraintes
Bien entendu, cette multitude d’outils permet une productivité accrue. D’une certaine manière, elle constitue le deuxième étage de la fusée numérisation à laquelle elle a donné un grand coup d’accélérateur. Mais :
- l’équipement est-il adéquat ? Se pose, ici, la question de la puissance des ordinateurs, de la taille de la bande passante (comme l’a montré le recours massif à la vidéo en mars 2020), des capacités des réseaux d’entreprise ou encore de la connectivité des périphériques ;
- comment gérer le temps ? Cela n’était déjà pas simple auparavant. Il s’agit désormais d’empêcher la machine de s’emballer. Par exemple, il est, à ce stade, très difficile de coordonner des agendas asynchrones lesquels correspondent à autant d’individualités ;
- comment venir à bout des erreurs ? Ces dernières, déjà évoquées au § 1, ne pourront qu’augmenter de façon exponentielle. Un comble au regard de l’adage qui veut que « la machine ne fasse pas d’erreurs » ou encore de la demande croissante, depuis quelques années, pour « plus d’humain ».
2.3. Quelle évolution pour les relations ?
Ceci nous dirige tout droit vers la question des rapports avec les autres. D’une certaine manière, la distance se réduit en ceci que l’univers numérique peut nous conduire à plus d’échanges avec autrui. Nous parvenons ainsi à une certaine forme de proximité. Mais :
- qu’en est-il vraiment des relations virtuelles avec son patron ? Lui-même étant amené à multiplier le distanciel, il est clair que sa disponibilité, plus que jamais, risque d’être réduite aux échanges strictement nécessaires ;
- qu’en est-il vraiment de ses relations virtuelles avec ses collègues ? Complicité comme animosité prennent une autre forme lorsque les relations se font à distances. La première s’estompe, par la force des choses. La seconde s’aggrave – encore et toujours pour cause d’incompréhension ;
- qu’en est-il vraiment des relations avec ses proches ? Cet aspect est probablement le plus épineux : le domicile devient le lieu où, inévitablement, le virtuel et le réel se mélangent ou se chevauchent. Tout dépend alors du positionnement du curseur.
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Au bilan, s’il y a probablement des avantages à retirer de cette expérience, il y a aussi de sérieux inconvénients au mieux à éviter, au minimum à maîtriser et minimiser. Sinon, plus ou moins rapidement, le fameux burnout se profile au bout du chemin.
3. Implications pour le pendant et l’après
La phrase « si c’était facile, cela se saurait » s’applique parfaitement ici. Le problème vient de loin. La crise n’a fait que l’exacerber. Il semble donc judicieux, comme toujours pour les questions de fond, de prendre réellement le temps de la réflexion et de ne pas confondre vitesse et précipitation.
3.1. Une nécessaire vue d’ensemble
À cet effet, la réflexion doit être la plus globale possible. Elle ne s’arrête donc pas au seul penseur, mais s’étend, au minimum, au premier cercle relationnel. Ainsi :
- elle doit porter sur l’étude fine du besoin en outils. Ceux-ci doivent être adaptés à l’échange d’informations et à la réalisation des tâches à accomplir. Pendant cette phase, nous garderons à l’esprit la nécessité de se méfier de l’outil unique. En effet, il vaut mieux plusieurs applications répondant chacune très bien à un besoin spécifique, ou des solutions composées de plusieurs modules couvrant l’étendu dudit besoin, qu’une seule qui ne répondra qu’imparfaitement à l’ensemble du problème ;
- elle doit considérer la pertinence de l’organisation actuelle et de la méthodologie mise en œuvre. Si nécessaire, l’une ou l’autre pourra être adapté, ce qui, d’ailleurs, peut avoir une influence sur le choix des outils. En outre, cette réflexion est du ressort de tous puisque chacun se doit de réviser sa manière de travailler en fonction des circonstances ;
- elle doit aller jusqu’à réétudier la stratégie de l’organisme. Cela ne pourra se faire qu’au regard de la situation et des évolutions des partenaires (et rivaux). Cette réflexion, là encore, devra être également menée au niveau individuel. En effet, il est capital que chacun comprenne quelle est sa place dans le nouveau dispositif et comment il doit s’acquitter de ses (nouvelles ?) fonctions.
3.2. Gérer et se gérer
Simultanément, il faut impérativement apprendre à gérer et à décider, quelle que soit sa place dans la hiérarchie. En effet, presque tout marche dans les deux sens, comme, par exemple, la confiance. Cela impose :
- la gestion du point de vue de l’autre. Il s’agit de (s’obliger à) l’entendre, de l’accepter et de le prendre en compte dans la réflexion. Toute attitude inverse revient à réduire les grandes déclarations sur le travail collaboratif à un simple baratin gage d’inefficacité ;
- la gestion du « non ». Il importe d’apprendre à dire « non » et de s’obliger à le faire lorsque les circonstances l’imposent. Ce « non » peut être destiné à son patron, à ses collègues ou encore à ses proches. Cela implique, bien sûr, qu’il soit justifié et que son auteur l’accompagne de propositions de solution ;
- la gestion des priorités. Il est capital de les identifier et de les ordonner. Parmi celles-ci sera déterminée celle qui est primordiale. Il faut, pour ce faire, garder constamment à l’esprit que tout ne peut pas être prioritaire. Il est tout aussi important de s’y tenir, quoi qu’il en coûte, et de se limiter au seul primordial en situation d’urgence absolue. Cela renforcera d’autant plus le poids et la justification du « non » éventuel. Cela aidera également à trier de la masse d’informations qui circulent.
3.3. Vers une plus grande maîtrise du temps
Analyser et décider pour, ensuite, s’accrocher à une seule manière de procéder revient à théoriser. Mais la réalité est faite davantage d’incertitude que de certitude. La meilleure manière d’affronter ce défi est de considérer chaque situation comme unique. Ceci à, inévitablement, des implications :
- qui dit multiplication des idées et des échanges dit accroissement des erreurs. Donc cela implique une coordination plus poussée. Ce qui se concrétise par plus de réunions à placer dans des agendas déjà bien noircis. Ceci est intéressant quand on pense au rejet de la « réunionite » ;
- le principe de la situation unique a, de fait, un impact sur le temps de travail. Mal maîtrisé, il devient vite difficile à gérer. Déjà délicat sur le lieu du travail, cela peut devenir tendu à domicile quand la limite entre le professionnel et le personnel devient floue ;
- pour garder le cap, il n’y a donc qu’une seule voie, celle de l’anticipation. Le temps (ou la pensée) d’avance, allié à une analyse la plus globale possible permet de se prémunir contre les éléments, au minimum de garder dans sa manche une véritable capacité de réaction.
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Réflexion globale, gestion des autres et de soi-même, anticipation des possibles constituent le bagage indispensable pour faire face. Ce sont également les ingrédients nécessaires à l’élément crucial que constitue la maîtrise du temps.
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C’est bien le facteur temps qui domine. « Patience » est bien un maître mot, ici. En effet, un changement de culture, quel qu’il soit, prend du temps. Beaucoup de temps. Notamment quand il s’agit non seulement de changer radicalement ses habitudes, mais surtout de les adapter en fonction des circonstances. Ce qui introduit un autre maître mot : « l’adaptabilité ». Il est difficile de ne pas tenir compte du dicton « le temps, c’est de l’argent ». Mais prenons conscience qu’il est question, ici, d’investissement. Or, cet investissement s’avère indispensable en prévision des instants où le temps fera défaut.
Par ailleurs, n’en déplaise aux apôtres du télétravail à outrance, celui-ci ne remplace pas le contact. Qu’il soit question de rapports, hiérarchiques ou non, seul le contact physique permet une claire compréhension de la situation locale où tout se joue parfois dans un regard ou un geste. Ce que l’écran ne traduit qu’imparfaitement. L’enjeu est donc de concevoir un mode hybride combinant les deux univers. Et comme, là encore, il s’agit de rechercher l’adaptabilité du modèle, toute la question est, alors, de savoir où placer le curseur.
Enfin, la liberté d’action que procure le travail à distance n’occulte pas la nécessité de maintenir un certain formalisme. Sans tourner au rigorisme, le respect de certaines règles est le gage d’une bonne visibilité. Il permet de savoir qui est qui et qui fait quoi. Il démontre également (et surtout ?) un minimum de professionnalisme (vous avez dit « réputation » ?). C’est également l’une des meilleures recettes pour limiter les risques d’incompréhension.
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Le chemin pour y parvenir n’est pas linéaire. Une démarche empirique est toujours possible, voire nécessaire dans certains cas. Cependant, pour la faciliter, éventuellement l’accélérer, il serait utile de mettre en place un véritable processus de retour d’expérience (RETEX). Certes, lui aussi représente du temps. Mais lui aussi constitue un véritable investissement. Et, bien mené, il permet de faire progresser la totalité d’un problème (cf. une introduction au RETEX ici).
“Not every approach works for every person and in every situation, and we must all find the way that suits us best”
Général de corps d’armée TICKELL, dans sa directive à l’armée de terre britannique sur le RETEX
(ACSO n°1118 du 14/04/2020)
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