Déconfinement oblige, la question du télétravail se pose sous un nouveau jour. Mais, quelle que soit sa vision des choses et les circonstances, c’est l’occasion de revenir sur certains problèmes propres au management à distance. L’article ci-après a été publié pour la première fois le 25/01/21 dans GPO Mag.
Suite à l’affaire des sévices à la prison d’Abou Ghraib en Irak (en 2004), deux commissions d’enquête sont saisies. Elles mettront en lumière de nombreuses responsabilités. Apparaîtront ainsi la question de l’interprétation des propos tenus par les responsables politiques (et leur responsabilité) ou encore celle de la sous-estimation de la situation par le commandement militaire depuis une implantation très éloignée du théâtre des opérations (cf. “The Abu Ghraib investigations – The official reports of the Independent panel and of the Pentagon on the shocking prisoner abuse in Iraq”).
Plus récemment a éclaté l’affaire Carlos Ghosn, arrêté au Japon en 2018. Grand patron de Renault-Nissan-Mitsubishi, il semble qu’il n’ait pas vu venir le coup de Jarnac orchestré par Nissan. L’une des causes majeures de cette cécité réside sans contexte dans le fait qu’il avait peu à peu négligé de se rendre sur place. Par conséquent, il lui était devenu très difficile d’apprécier la situation et de sentir le terrain.
Encore plus récemment, le 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump pénètrent par la force dans le Capitole à Washington. Ils déclareront s’être sentis encouragés à agir de la sorte par les propos du Président. Des responsables politiques, y compris au sein du parti Républicain, feront la même analyse au point d’initier un processus de destitution.
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Quelle que soit son idée sur la question, diriger à distance est devenu une nécessité. Il peut s’agir d’un simple éloignement géographique, d’un choix stratégique ou encore de l’obligation de faire face à une pandémie de grande ampleur. Qui plus est, les systèmes d’information et de communication modernes offrent de nombreuses possibilités. Donc, dans l’absolu, une fois réglés quelques problèmes techniques et mis en place les procédures adéquates, il ne devrait pas y avoir de problème. Cependant, à l’expérience, il existe quelques écueils permanents dont, notamment, les deux mentionnés ci-dessus.
Le premier d’entre eux, donc, réside dans l’interprétation du propos de l’autre. Ce problème est déjà bien réel pour des personnes travaillant dans le même local. Il s’intensifie lorsqu’il s’agit de faire la synthèse d’une déclaration entendue par plusieurs personnes. Alors, inévitablement, le fossé ne peut que s’accentuer lorsque les intéressés sont très éloignés les uns des autres et ne communiquent que par systèmes interposés – courriels, messages instantanés, caméras, etc.
Quoi que l’on fasse, il y a toujours, d’un côté, un émetteur qui a une idée tout à fait claire… pour lui (du moins peut-on l’espérer) et, de l’autre, un ou plusieurs récepteurs qui écoutent ou lisent plus ou moins et interprètent le propos en fonction de critères qui leur sont propres. En outre, il ne faut surtout pas négliger l’importance du contexte et de la situation personnelle de chacun. Ceux-ci, en effet, ont des conséquences sur l’état d’esprit des individus, leur capacité à absorber et encaisser le message, leur réactivité, etc.
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Le second repose sur un mirage : celui qui veut que, grâce aux systèmes modernes, nous ayons suffisamment d’informations pour comprendre une situation. Or, cela est déjà rendu très difficile par, justement, la quantité d’informations disponibles et notre capacité à les digérer. Mais cela est aggravé par la difficulté à sentir le terrain. Cette appréciation, en effet, repose exclusivement sur les informations transmises, donc sur l’émetteur et l’interprétation que l’on a. Ce qui nous renvoie au paragraphe précédent.
Prenons l’exemple de la bataille de Crète en 1941 : le commandant en chef britannique est persuadé que l’attaque viendra de la mer, malgré des informations contraires ; le chef de bataillon au contact ne daigne pas aller à vue du terrain et rend compte qu’il peut tenir face aux parachutistes allemands ; au lieu de contre-attaquer contre un adversaire pas si bien engagé que cela, le commandant en chef décide de camper sur ses positions ; or l’assaut aérien constitue l’attaque principale et les Allemands peuvent ainsi installer leur tête de pont (cf. “Crete – the battle and the resistance”, Anthony Beevor).
Face à de tels problèmes fondamentaux, il faut des solutions tout aussi fondamentales. Elles sont connues, mais, pour toutes sortes de raisons, elles ne sont pas toujours mises en pratiques. Or, comme le veut l’adage, si cela va sans dire, cela va mieux en le disant.
Les fondamentaux de la communication à distance :
● rédiger des messages et des textes courts. Je ne sais pas vous, mais lorsque je pose trois questions dans un courriel, je suis très agréablement surpris lorsque je reçois une réponse à la deuxième ;
● rédiger complètement et en bon français. La multiplication des abréviations, des anglicismes – pire des termes anglais eux-mêmes – du français approximatif… est la garantie de nombreuses itérations et d’incompréhensions ;
● vérifier que le message a été compris. Non seulement cela ne fait pas de mal, mais aussi cela permet d’engager la conversation, d’approfondir, d’échanger.
Les fondamentaux de l’appréciation de situation :
● maintenir le contact. C’est la meilleure solution pour sentir qu’il se passe quelque chose. Cela est visible dans la rédaction des documents. Cela est encore plus perceptible à l’occasion d’échanges oraux. Sans oublier que le non-dit est une source importante d’information ;
● connaître ses contacts. Cette connaissance permet de décrypter les messages, de lire entre les lignes et aussi de mesurer le niveau de validité et de fiabilité d’un message ;
● connaître ses contacts, suite, c’est-à-dire se tenir informés de leur situation et de son évolution. Cela est déjà important dans la vie de tous les jours. L’intérêt de cette connaissance prend toute sa signification en situation de crise.
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Il s’agit donc, certes, de prendre en considération les spécificités du distanciel et de mettre doublement en pratique tout ce qui s’enseigne en matière de management dans les bonnes écoles. Car, quelles que soient les possibilités techniques, nous en revenons toujours à l’humain. Une fois cette posture assimilée, il sera alors judicieux de mettre en place un véritable processus de retour d’expérience (RETEX) qui permettra de s’adapter aux circonstances comme aux individus.